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Quand un patron de PME fait tomber un cartel dans la chimie

INTERVIEW- Pierre Gaches (Gaches Chimie) raconte à Challenges.fr la façon dont il a collaboré avec l’Autorité de la concurrence pour faire tomber le cartel de la distribution de produits chimiques.
Un laboratoire de l'industrie chimique

Un laboratoire de l’industrie chimique

(C) SIPA

Le toulousain Pierre Gaches, 57 ans, à la tête de Gaches Chimie, est un tenace. Il lutte depuis 2002 contre Brenntag, un monstre de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, propriété du fonds d’investissement BC Partners, qui domine de loin (50 à 55 % de parts de marché) son marché, la distribution de commodités chimiques, ces solvants, javel et autres soude que produisent Exxon, Solvay, Shell ou Rhodia et qu’utilisent à peu près toutes les entreprises industrielles, de Heineken à Saint Gobain, en passant par Beneteau.

Ce 29 mai 2013, Pierre Gaches a enfin obtenu une victoire : la condamnation par l’Autorité de la concurrence de Brenntag et ses complices (Univar ou Solvadis) à une amende de 79 millions d’euros pour entente sur les prix. C’est la huitième sanction la plus forte infligée par l’Autorité depuis sa création. Et encore… Cette affaire n’ayant pu éclater que grâce à ce qu’on appelle une  » procédure de clémence « , l’amende a été nettement minorée pour  » féliciter  » les principaux délinquants de leur repentance. En effet, entre le 20 septembre et le 13 décembre 2006, Solvadis, Brenntag puis Univar se sont rendues de leur plein gré devant l’Autorité de la concurrence pour plaider coupable… et dénoncer leurs petits camarades. Une procédure à la vertu morale peu évidente mais qui permet à la police du marché de découvrir des méfaits bien cachés.

A l’origine de ce soudain acte de contrition collectif, Pierre Gaches, donc. Satisfait de la décision de l’Autorité de la concurrence, qui donne raison à ses accusations de longue date, il témoigne, en exclusivité pour Challenges :

Comment a démarré cette affaire ?

Cela a commencé en 1999, quand Daniel Pithois, alors patron de Brenntag en France, est venu me voir pour racheter ma société Gaches Chimie. Du jour où j’ai refusé, cette entreprise m’a livré une guerre des prix sans scrupule. Elle a fait pression sur tous mes fournisseurs pour qu’ils cessent de me livrer, ce qu’ils ont fait. Au bout de quelques années, j’avais perdu 50% de mes approvisionnements. Cela a été très dur.

Qu’avez-vous tenté ?

En 2002, je suis allé voir la DRCCRF puis l’Autorité de la concurrence pour dénoncer leurs prix prédateurs et la captation de mes fournisseurs. Mais sa décision, de 2006, ne m’a pas été favorable. Considérant que le marché n’était pas national mais régional. Résultat : elle donnait un permis de tuer à Brenntag puisqu’il était le seul à œuvrer au niveau national, tordant le bras de chacun de ses concurrents régionaux.

Avez-vous abandonné ?

Au contraire. J’avais entendu parler de cette histoire de cartel et d’entente sur les prix. Mais n’en faisant pas partie, je n’avais évidemment aucun élément de preuve. Bien conseillé par mon avocat Maître Bricogne, de Vogel & Vogel, j’ai joué au plus fin : en septembre 2006, j’ai appelé tous mes confrères pour les prévenir que j’allais les assigner, tout en les informant de cette procédure de clémence qui pouvait leur permettre d’échapper à la sanction.

Quelle a été leur réaction ?

Aussitôt, mais je ne l’ai appris qu’avec la décision de mercredi, Solvadis, puis Brenntag et enfin Univar ont foncé à l’Autorité de la concurrence pour demander la clémence. En échange de leur pleine et entière coopération. Le résultat a été meilleur qu’escompté puisque, ce faisant, la charge de la preuve leur incombait. Les méfaits éclataient enfin en plein jour. Et, mieux encore, Brenntag n’étant pas arrivé le premier devant l’Autorité, elle a été lourdement condamnée (47 millions d’euros). Si elle était arrivée en tête des repentis, elle aurait reçu l’immunité totale (comme Solvadis).

Justice a donc été rendue ?

Ce n’est pas fini. Le dossier pour abus de position dominante que j’ai ouvert en 2002 est à nouveau entre les mains de l’Autorité de la concurrence [ndlr : après décision de la cour de Cassation en février 2008]. J’attends également que le Tribunal de commerce de Bordeaux détermine mon préjudice et les dommages et intérêts que Brenntag devra me verser maintenant que le cartel est avéré. Enfin, j’appelle toutes les victimes de ces pratiques, qu’il s’agisse des concurrents comme moi, mais aussi les fournisseurs qui étaient obligés de passer par Brenntag, et, évidemment les clients qui ont subi des hausses tarifaires injustifiées, à se porter partie civile et réclamer, eux aussi, une indemnisation. Je lance, enfin, un appel aux grosses entreprises, comme Veolia et EDF par exemple, qui se targuent d’avoir un comportement exemplaire en terme de responsabilité sociale, de penser à revoir les termes de leurs contrats exclusifs avec Brenntag.

Propos recueillis par Alice Mérieux